Traduction des notes de la biographie de German Lopatine de Pyotr Lavrovich Lavrov édité à Genève en 1888 par Anna Savossiouk
L’acte de l’accusation
L’affaire concerne les personnes suivantes :
1) Le noble German Alexandrovitch
Lopatine, 41 ans
2) La noble Neonila
Mikhaïlovna Salova, 26 ans
3) Le noble Vassili Ivanovitch
Soukhomline, 25 ans
4) La bourgeoise Henriette
Dobrouskina, 23 ans
5) Le noble Serguei Andreïevitch
Ivanov, 28 ans
6) L’étudiant de
l’Université de Saint-Pétersbourg Piotr Filipovitch Yakubovich, 25 ans
7) Le fils du prêtre
Nikolaï Petrovitch Starodvorsky, 22 ans
8) Le noble Vassily
Petrovitch Konachevich, 26 ans
9) Le bourgeois Piotr Andreïevitch
Elko, 25 ans
10) Le bourgeois Piotr
Leontiev Antonov, 27 ans
11) Le bourgeois Vassily
Ivanovitch Volny, 29 ans
12) Le bourgeois Serguei Evguenievitch
Kouzine, 21 ans
13) Le bourgeois Vassili Vladislavovitch
Livandine, 20 ans
14) Le noble Ivan
Ivanovitch Geyer, 25 ans
15) Le noble Vassili Ivanovitch
Kirsanov, 20 ans
16) Le bourgeois Yakov Grigorievitch
Frankle, 23 ans
17) Le fils de l’officier
Léon Petrovitch Eschine, 29 ans
18) Le paysan Andrei Grigorievitch
Belauoussov, 29 ans
19) Le paysan Semen Grigorievitch
Belauoussov, 29 ans
20) Le paysan Makar
Pavlovitch Popov, 23 ans
21) Le bourgeois Prohor
Lebedenko, 25 ans
Les personnes citées plus haut seront jugées par le Tribunal militaire
conformément à l’art 17, car les accusations relèvent des questions de la sécurité
de l’état et du maintien de l’ordre public. Tous les prévenus sont accusés de
l’appartenance à un groupe secret qui s’est donné la dénomination du Parti socialiste
révolutionnaire russe Narodnaïa Volia[1] ayant pour objectif de renverser du pouvoir
du gouvernement existant.
Les prévenus : Lopatine, Salova et Soukhomline sont accusés en 1884
d’avoir été les dirigeants du Parti et d’avoir créé « Le Centre de
l’Organisation Révolutionnaire » ou la « Délégation du Comité Exécutif ». Piotr
Yakubovich est accusé d’avoir créé le « Parti des Jeunes » incluant dans son
programme le terrorisme agricole et industriel, ainsi que d’avoir organisé «
L’Union de la Jeunesse du Parti la Narodnaïa Volia » qui aurait dû servir de
base pour développer le « Parti des Jeunes ». Au service de leur objectif
commun, en plus des accusations citées ci-dessus, ces personnes sont accusées
des faits suivants :
1) Starodvorsky et Konachevich du meurtre prémédité sur l’Inspecteur de
la Police Secrète – Soudeïkine, ayant eu lieu le 16 décembre 1883, ainsi que de
plusieurs blessures volontaires sur l’accompagnateur de Soudeïkine – le
fonctionnaire de la Police Soudovskoï. De plus Starodvorsky est accusé de
l’agression armée survenu au mois d’août de la même année sur le surveillant de
Police lors du transfert du prisonnier Volyansky de la ville de Bar[2] à la ville de Moguilev[3]. La vie du surveillant a
été fortement menacée et le prisonnier a pu prendre fuite.
2) Lopatine est accusé de : a) La participation aux réunions préalables
au meurtre de Soudeïkine b) du transport et de la détention à Saint-Pétersbourg
des deux engins explosifs destinés à des actes criminels.
3) Ce dernier Lopatine, Salova et Yakubovich sont accusés de
l’organisation d’une imprimerie secrète à Dorpat[4]. Dans cette imprimerie a
été édité le n°10 de la Narodnaïa Volia.
4) S. Ivanov, Antonov et Volny sont accusés de la double agression à la
Poste près de Kharkov avec l’objectif de cambrioler l’établissement. Les faits
se sont déroulés le 17 et le 24 octobre 1883. Bien qu’Ivanov n’a pas participé
en personne à l’attaque.
5) Elko est accusé d’avoir participé à une de ces agressions citée
plus-haut près de Kharkov le 24 octobre 1883
6) Elko, S. Ivanov et Antonov sont accusés de : a) du meurtre prémédité
sur le paysan O. Chkryaba près de Kharkov, le 8 janvier 1884. b) de
l’organisation à Rostov sur le Don d’une imprimerie secrète où a été éditée une
autre version de ce même N°10 de la Narodnaïa Volia
7) Antonov, Kouzine et Livandine sont accusés de l’agression armée à la
Poste le 17 novembre 1884 à Voronej. Lors de cette attaque Antonov a tué le
facteur Manouilov
8) S. Ivanov, Geyer, Kirsanov, A. et S. Belauoussov, Eschine et Frankle
sont accusés de la fabrication des engins explosifs à Lougansk destinés à des
fins criminelles
9) Dobrouskina est accusée de la détention de ces engins explosifs de son
plein gré et en tout état de conscience, ainsi que de l’organisation de l’imprimerie
de Rostov citée plus haut.
10) Popov et Lebedenko sont accusés du stockage de matériel de l’imprimerie
de leur plein gré et en tout état de conscience
11) Lopatine, Salova, S. Ivanov,
Yakubovich, Dobrouskina, Starodvorsky, Konachevich, Elko et Antonov sont accusés
de la fabrication et de l’usage de faux documents administratifs
Les crimes cités ci-dessus sont définis par les articles suivants : 310,
975, 977, 987, 1453, deuxième paragraphe de l’art 1459, 1630, 1632, 1634 et
249. Les preuves suivantes ont pu être identifiées lors de l’instruction
judiciaire :
Lors de la perquisition en mars 1884 à Saint-Pétersbourg et Kiev, deux imprimeries
secrètes de la Narodnaïa Volia ont été découvertes. Celle de Saint-Pétersbourg
se trouvant dans l’appartement de la disparue Sophia Sladkova, quant à
l’imprimerie de Kiev, l’appartement appartiendrait à Mikhaïl et Prohor
Chebaline arrêtés le jour de la perquisition et suspectés d’être impliqués dans
l’affaire.
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En comparant la note ministérielle parue dans le N° 127 du Courrier
Officiel du 17 juin 1887 et l’acte d’accusation formulé par le Procureur et
cité ci-dessus, on remarque que la note reprend l’intégralité du contenu de
l’acte d’accusation, alors qu’au cours de l’audition, il a été prouvé que
celui-ci fut écrit tendancieusement et à plusieurs reprises, des faits
mensongers ont pu être démontés. De ce fait, on peut en déduire que les
discours des avocats et des accusés n’ont pas été pris en considération et que
les décisions pénales ont été prises eu égard à l’acte de l’accusation.
Par exemple, Soukhomline a réussi à prouver qu’il ne faisait pas partie
du Comité Exécutif et que Kotliarovsky a donné son nom rien que par vanité et
intérêt ; Yakubovich a réussi à prouver qu’il ne faisait pas de la propagande
pour le terrorisme agricole et industriel, ainsi qu’il n’avait rien à voir avec
l’organisation de l’imprimerie de Dorpat, même le Procureur a écarté cette
dernière accusation ainsi que l’hypothèse que Yakubovich aurait des liens avec
des révolutionnaires étrangers. Au sujet des attaques à la Poste près de
Kharkov, même dans l’acte d’accusation figure qu’un seul fait est prouvé sans
contestation : l’agression commise par Antonov et Volny pour des raisons
politiques, alors que la seconde agression a été commise par des personnes
inconnues, peut-être dans le but d’un simple cambriolage. Ensuite, on ne
retrouve aucune preuve de la fabrication des faux documents etc. etc. Pourtant
dans la note ministérielle on retrouve exactement le même contenu que dans
l’acte de l’accusation préalable au jugement ce qui prouve que le Procès qui
s’est tenu n’était qu’une formalité pourvu de sens pour le Tribunal et que la
défense n’avait aucune utilité.
Compte-rendu du
procès
Le 26 mai 1887 a eu
lieu la première audience du procès appelé « Le Procès des 21 ».
Ce jour-là, vers
10h00 dans l’enceinte du tribunal qui se trouve à proximité de la maison
d’arrêt, les prévenus sont introduits un par un. En tout, 21 personnes
sont installées sur les places que nous leurs avions préalablement attribuées
pour tout le long du procès.
Malgré les difficultés d’installation des prévenus qui se déroule
dans un grand empressement et malgré les efforts des gendarmes pour maintenir
l’ordre et ainsi empêcher une quelconque manifestation d’émotion qui
pourrait avoir lieu entre les accusés, la tension est palpable. En effet, on
peut ressentir leur joie de se revoir, au mépris des circonstances et les trois
années passées en isolement carcéral. Finalement, grâce aux efforts communs des
gendarmes, l’ordre est rétabli.
Sur les bancs les accusés sont assis de la manière suivante :
en haut : Lopatine (près du bureau du juge), Kirsanov, Popov, Yakubovich, Starodvorsky, A.
Belauoussov, Frankle, Kouzine,
Livandine, Geyer ; sur le deuxième banc : Ivanov, Dobrouskina,
Lebedenko, S. Belauoussov, Eschine et Elko. Sur le banc du bas sont installés
les avocats de la défense.
Le Président de la juridiction Tsemirov ouvre l’audience en
invitant les accusés chacun à leur tour à se lever en présentant leur
prénom, nom, âge. Après avoir interrogé de cette façon Lopatine et Kirsanov, le
juge décide d’abréger et demande aux accusés d’annoncer uniquement leurs noms
de famille. Ensuite, on invite à la barre les témoins pour prêter serment.
Après cela, ils quittent la salle, ils seront ultérieurement
convoqués pour être entendus sur cette affaire juridique.
Lopatine déclare avoir été fouillé avant de rentrer dans la
salle d’audience et que son papier et son crayon lui ont été confisqués.
– Président :
Oui, je sais… c’est la procédure qui le veut.
– Lopatine :
Mais j’en ai besoin pour préparer ma défense.
– Président :
Pour cela vous avez les avocats de la défense.
– Lopatine :
Mon affaire personnelle n’a rien à voir avec l’affaire des avocats de la
défense.
– Président :
Asseyez-vous !
– Lopatine :
Dans ce cas, la défense n’existe pas !
Commence alors la lecture de l’acte d’accusation et le Président
de la juridiction s’interrompt quasiment chaque minute en s’adressant aux
accusés : « Je vous prie de ne pas parler entre vous »,
« Silence, les accusés ! », « Je vais demander à ce qu’on
vous fasse sortir de la salle ». Pourtant, les accusés se tiennent
correctement et parlent tout doucement entre eux, ce qui ne peut en
aucun cas empêcher la lecture de l’acte d’accusation, mais il suffit que l’un
d’entre eux fasse un mouvement ou bouge à peine les lèvres, pour que
le Président, les surveillants d’un œil très vigilant, se mettent alors
immédiatement à crier que la lecture de l’acte d’accusation lui est impossible
avec ces bruits.
L’aspect physique de
certains accusés est vraiment choquant, leurs visages sont exténués et la
couleur jaunâtre de leurs peaux peut faire penser qu’ils viennent tout juste de
se relever après une longue et lourde maladie. Cet épuisement se lit surtout
sur les visages de Kirsanov, Konachevich, Geyer et Livandine. Le regard
complètement abruti de Kirsanov, son teint terreux et sa voix faible confirment les doutes sur les conditions terribles de son
isolement carcéral ; selon les médecins pénitentiaires il est en phase
terminale d’une forme foudroyante de tuberculose pulmonaire. Quant à Livandine,
il a tellement souffert du scorbut qu’à force d’avoir des crampes aux jambes,
il est obligé de se déplacer à l’aide de béquilles.
Certains accusés, au contraire,
ont bonne mine. Lopatine, Yakubovich, Starodvorsky et Antonov regardent
vaillamment. Starodvorsky se tient avec un sang-froid remarquable. Il a
d’ailleurs refusé de prendre un avocat. Néanmoins, le scorbut a fait des
ravages même sur ce grand gaillard : il parle avec une voix éraillée suite
à une microphonie attrapée à cause de l’humidité de la forteresse
Pierre-et-Paul et doit porter des conserves[5]
car sa vue a baissé. Les plus enjoués semblent être Antonov et
Konachevich : ils sourient et parlent avec agitation, même s’ils
comprennent que si quelqu’un sera pendu à l’issue du procès, ils seront parmi les
premiers. Konachevich est très épuisé physiquement, il a été arrêté en janvier
1884 et durant son incarcération, il n’a pas pu avoir ni de l’argent, ni de
visites. A côté des bancs des accusés, à part les soldats qui tiennent leurs
épées à lames nues, on observe un certain nombre de gendarmes qui sont là pour
surveiller les accusés afin qu’ils ne parlent pas entre eux.
Le premier jour, il y a trois
coupures.
La lecture de l’acte d’accusation
se termine à 20h00. Ce jour et comme les jours suivants, dans le public il y a
seulement deux personnes : un homme et une femme, sûrement la famille
proche d’un des accusés. Ainsi, ils représentent tout le public du procès,
puisque nous ne pouvons pas considérer comme tel les quelques personnes en
uniforme de colonel ou de général, car ils assistent à toute cette comédie
seulement par obligation de service.
Le jour suivant on entame l’examen
des témoignages des accusés qui se déroule individuellement, en l’absence de
leurs camarades. La plupart des déclarations ressemblent à celles données par
les accusés lors de l’information judiciaire. Parmi elles on retiendra
seulement les plus marquantes dans le bon ou le mauvais sens.
Dobrouskina et Salova ont refusé
de témoigner et de dire quoique ce soit en l’absence des autres. A cause de son
bégaiement, les chefs d’accusation ont autorisé Ivanov à constituer son
témoignage par écrit. Avec Soukhomline il y a eu un malentendu : on lui a
demandé s’il se reconnaissait en tant que membre d’un groupement
révolutionnaire – une simple question que le Président de la juridiction pose à
tous les accusés, mais curieusement, sa réponse négative fut interprétée comme
un refus de collaborer avec la justice et il a été immédiatement sorti de la
salle d’audience. De nombreux accusés ont également nié totalement ou en partie
leur appartenance à ce mouvement politique. Seulement certains parmi eux comme
Starodvorsky et Konachevich chez qui les preuves juridiques étaient
irréfutables ont reconnu être membres du parti.
Piotr Elko dans son témoignage
apparaît comme un véritable traître crapuleux. Pourtant, auparavant il fut
considéré comme une personne de confiance, ce qui lui a permis d’avoir une
place importante au sein du parti et de connaître un grand nombre de personnes.
Au cours de l’information judiciaire il n’a pas hésité à les calomnier pour
pouvoir racheter sa liberté et le pardon de l’État. Il est parvenu à ses fins,
puisque le Département de la Police d’État l’a embauché et l’a forcé à
témoigner en tant que partie accusatrice pour noircir et diaboliser les
portraits de ses anciens camarades.
Après avoir balancé un tas de personnes en les chargeant de tous les
torts possibles et après avoir exprimé son plus profond regret pour « ses
anciennes activités criminelles », il a terminé son scandaleux discours en
niant l’existence d’un quelconque parti « Narodnaïa Volia » ou
« Comité exécutif ». Ces
critiques et ces diffamations concernaient autant les personnalités que leurs
actions, exprimées sans honte et sans gênes puisque ses camardes n’étaient pas
là pour démentir ses propos. Visiblement, même les juges ont ressenti un dégoût
pour lui et ont arrêté son interrogatoire.
Au cours de l’audition c’est
Starodvorsky qui a eu le comportement le plus digne et le plus respectable.
Ayant conscience de son inévitable peine de mort, il a gardé son calme, son
dynamisme et même sa bonne humeur jusqu’à la fin. Au cours de son
interrogatoire et de ses confrontations, en refusant d’être défendu et en
s’oubliant complètement, et il se levait en essayant de blanchir ses compagnons
soit en complétant leurs confuses déclarations, de façon à ce qu’elles soient
d’avantage favorables à l’accusé, soit carrément en prenant la faute sur lui.
Quand le Président de la juridiction lui demande s’il est coupable du meurtre
de Soudeïkine, il répond qu’il est coupable non pas du meurtre mais de
l’exécution qu’il a commise sur ordre du « Comité Exécutif ». Après
ses déclarations on le sort de la salle.
Une grande partie de la journée
suivante est également consacrée aux interrogatoires individuels. En début
de soirée tous les accusés sont introduits dans la salle et le Président peut
enfin présenter les comptes-rendus des interrogatoires.
Le jour suivant est dédié aux
auditions des témoins. Ils sont invités à la barre où ils prêtent serment.
Est-il nécessaire d’évoquer cet intolérable discours qu’a eu le prêtre envers
les témoins ? A titre d’exemple, voici un extrait : « A cet
instant précis vous devez oublier vos parents, vos frères et sœurs et vous
devez dire ce que vous savez sans rien cacher ! Avant tout ayez à l’esprit
que vous êtes des servants fidèles de l’Empereur. Souvenez-vous que si vous
dites un mensonge vous seriez punis par le Tsar».
Étonnamment, seulement 4 témoins
sont interrogés. Le Docteur Tchetchiott déclare que peu après son arrestation,
l’accusé Sergueï Ivanov présenta les symptômes de troubles
psychiatriques ; persuadé d’avoir la nourriture empoisonnée et d’être
hypnotisé pour qu’à son insu les agents de l’État puissent lui soustraire des
informations, il s’obstinait à dire qu’il n’est pas seul dans sa cellule. En
conséquence, il a énormément maigri, perdu le sommeil et l’appétit et devenu
très craintif et peureux. En revanche, par la suite, quand le commissaire de la
forteresse Pierre-et-Paul l’autorisa de faire de plus longues promenades et de
faire quelques exercices physiques, son état de santé s’est nettement amélioré.
A la question de l’avocat d’Ivanov, si l’expert considère que ses maux
proviennent des conditions de sa longue incarcération, Docteur Tchetchiott
répond par la négative. Cela veut dire que l’origine de son état psychique
provient d’ailleurs ; les causes de son déséquilibre sont donc inconnues.
Ensuite, on auditionne un autre témoin, le balayeur Demidov qui à
l’époque travaillait sur le boulevard Sadovoy, où en octobre 1883 vivait la
sage-femme Tatiana Goloubeva et le gentilhomme Mihail Adamovich Savitsky. Ce
témoin est ce genre d’individu que le gouvernement russe possède en abondance
pour faire appel à eux quand le besoin se présente. C’est une personne
extrêmement pétulante et désinvolte et comme on dit, n’a pas la langue dans sa
poche, mais au même temps c’est quelqu’un qui essaie de se faire petit et aime
rappeler son statut social – un simple moujik, une personne ignare et
illettrée. Ses déclarations calomnieuses sont la manifestation de sa
personnalité corrompue et lâche. On sent qu’il a cédé face aux menaces et à
l’argent et qu’il a donné des fausses déclarations contre les personnes qui lui
sont totalement inconnues. A la question du Président, s’il reconnaît parmi les
accusés les personnes ayant visité l’appartement de Goloubeva, sans aucune
hésitation il désigne : « Ce Monsieur sur le côté est venu
(Lopatine) », « Celui-là avec les lunettes bleus (Mihail Adamovich
Savitsky – Starodvorsky) et le brun-là (Konachevich), eux, ils venaient
souvent ». Il est évident que les places des personnes contre qui il
devait témoigner lui ont été indiquées. Cela explique le fait que le juge
surveille avec autant d’ardeur que Lopatine soit toujours assis devant et qu’en
général tous les accusés gardent leurs places. Cela justifie également
l’agissement de l’accusé, qui sans hésiter un instant et littéralement sans jeter
un coup d’œil sur les accusés désigne immédiatement Lopatine, alors qu’il a pu
le rencontrer qu’une seule fois en 1883 et ce, tard dans la soirée. Le mensonge
de son témoignage est flagrant puisque selon ses propres dires, l’immeuble
comporte cinq étages ; donc on peut deviner le flux incessant des
personnes qui entrent et qui sortent de l’immeuble. On peut en déduire que même
un espion le plus ingénieux qu’il soit, n’aurait pas pu reconnaître une
personne qui s’est rendue sur place une seule fois. Le Président de la juridiction,
les avocats et les accusés interrogent tous le balayeur au sujet de Lopatine,
Starodvorsky et Konachevich. Souvent, il s’emmêle et on pourrait croire
l’espace de quelques secondes que ça y est, il est déboussolé, son mensonge est
détecté, alors il abdique et se justifie : « Cela fait déjà 4
ans … Vous-savez, je suis un homme peu instruit, comment pourrais-je
compter sur ma mémoire ?». Néanmoins, quand on revient à la question s’il
est certain d’avoir vu Lopatine, il regagne sa confiance et répond avec conviction
en insistant qu’il s’agit bien de lui. A ce-moment-là, Starodvorsky signale que
Lopatine ressemble beaucoup à un certain Rossi et qu’il est possible que le
balayeur ait confondu ces deux visages. A la suite de cette déclaration, on est
contraint d’emmener Demidov dans une pièce isolée et d’envoyer quelqu’un au
Département de la Police pour trouver une photographie de Rossi. Enfin, on
apporte son image. Lopatine nie une quelconque ressemblance, alors qu’Elko et Konachevich
la reconnaissent. Appelé à nouveau à la barre, Demidov en regardant les
portraits de Rossi et de Lopatine, désigne sur ce dernier, tout en parlant
entre ses dents d’un certain Monsieur avec une barbe blonde. Le Président de la
juridiction termine l’audition de ce témoin.
La déposition détaillée de Stepan Rossi a été lue avant les auditions des
témoins. Dans sa déclaration, il évoque
vaguement son propre rôle dans le meurtre de Soudeïkine et affirme de manière
catégorique qu’au départ pour cette affaire ont été choisis Mihail Chebenine et
deux marins (noms inconnus), et que c’est seulement peu avant le meurtre qu’on
les a remplacés par Starodvorsky et Konachevich. Quant à Lopatine, il aurait
participé, selon Rossi, aux réunions préalables au meurtre et c’est dans cet
objectif qu’il a dû se rendre dans l’appartement de Goloubeva.
Après cette lecture, commencent les objections des accusés. En premier se
lève Konachevich. Il déclare avec indignation que c’est bien Rossi qui a fait
venir Konachevich de Kiev pour accomplir cet homicide. De son côté,
Starodvorsky affirme que c’est Rossi et absolument pas Lopatine qui se rendait
aux réunions consacrées au projet de meurtre de Soudeïkine. Lopatine rajoute
qu’après l’exécution de Soudeïkine, Rossi préméditait un autre meurtre,
proposant qu’il soit opéré par une jeune femme, presque une enfant, et que
c’est grâce à Lopatine que ce crime sanglant a pu être évité. Ensuite, Lopatine
exige une confrontation avec Rossi, mais sa requête reste sans réponse. Le juge
ne s’exprime même pas pourquoi Rossi n’est pas entendu ni en tant qu’accusé, ni
en tant que témoin[6].
L’avocat de Lopatine, Maître
Outine, démontre le fait que dans « la lettre aux camarades » le
document-indice de l’affaire, on apprend que l’entrevue lors de laquelle ils
décident de tuer Soudeïkine a eu lieu le 17-19 octobre 1883, alors qu’à ce
moment-là Lopatine se trouvait encore à Londres. Lopatine explique le caractère
de ses dépenses de l’automne 1883 découverts dans son carnet : selon lui, ses
dépenses sont tout à fait légitimes, car à partir de mars 1884, c’est à dire la
période qui correspond à son deuxième retour de l’étranger (quand commence son
activité révolutionnaire), on rencontre à tous les coups des dépenses douteuses
et parfois à l’échelle révolutionnaire.
Après une interruption on étudie
les déclarations d’Ivanov concernant Lopatine, Soukhomline et Salova en tant
que membres de la Commission Administrative.
Au cours de cette lecture on apprend qu’Ivanov n’a jamais déclaré les
faits comme ils sont notés dans l’acte de l’accusation. En effet, il a juste
affirmé qu’au printemps 1884 il s’est rendu à Saint-Pétersbourg pour rencontrer
les personnes citées plus haut ; et puisque dans le dossier figure qu’à ce
moment à Saint-Pétersbourg se trouvait la délégation du Comité Exécutif et que
l’accusé Elko a déclaré que Lopatine, Salova et Soukhomline étaient membres de
la Commission Administrative, alors le Procureur (Kotliarevsky) en comparant
ses faits s’est senti en droit de formuler les déclarations d’Ivanov à sa
façon.
Les accusés Ivanov, Lopatine et
Soukhomline, ainsi que leurs avocats, contestent cette libre interprétation des
déclarations des témoins. Le Président de la juridiction invite Elko à
s’expliquer sur ce sujet. Elko se lève (il est assis sur le bord du banc le
plus haut placé et toujours introduit dans la salle d’audience en
dernier) ; le regard du traître est à la fois arrogant et insolent ;
chaque mot qu’il prononce est bien articulé. Quant à sa déclaration, elle est
presque identique à la précédente : pleine de mensonges, de calomnies, de
saletés et d’insultes envers les activistes révolutionnaires. Cependant, son
discours provoque chez les accusés des rires éclatants et pas du tout de
l’indignation. Le Président demande à Elko de ne pas esquiver les questions et d’y
répondre directement, mais comme auparavant, le traître continue son discours
révoltant.
Enfin le Président de la
juridiction l’interrompt en disant : « Vous exprimerez tout cela dans
votre dernière déclaration. Maintenant, on veut juste savoir comment avez-vous
appris que Lopatine, Salova et Soukhomline faisaient partie de la Commission
Exécutive.
Elko : C’est Abraham Bach qui
me l’a dit.
Quand le Président demande à
Lopatine d’expliquer ses propos, Lopatine répond qu’il ne souhaite pas
s’exprimer, par crainte d’entendre les grossièretés d’Elko, car personne ne
pourra le défendre de ses injures.
Le jour suivant, on présente à
Lopatine deux objets en métal de forme cylindrique qui ont été confisqués
lors de son arrestation. Au cours de l’instruction, il s’est avéré qu’il
s’agissait d’explosifs avec de la dynamite. Lopatine, Kirsanov et tous ses
camarades de Lougansk ont reconnu que ces explosifs ont été fabriqués par
Kirsanov et que c’est Lopatine qui devait les cacher. Frenkle déclare qu’il les
voit pour la première fois de sa vie. Ensuite, on invite un expert, le Général
Fiodorov, réputé par son expérience de désamorçage d’explosifs trouvés au cours
des perquisitions. Après avoir expliqué le mécanisme des bouteilles avec de la
dynamite, il démontre que le présent dispositif n’est pas du tout pratique.
L’engin est fabriqué de la manière suivante : au milieu du barillet se
situe un tube en verre rempli d’acide sulfurique. En tombant, ce tube devait se
briser, l’acide se renverser sur du pyroxiline imbibé par du chlorate de
potassium et du sucre. La haute température développée par ce processus devait
conduire à l’explosion de la dynamite. Selon l’expert, les bombes retrouvées
chez Lopatine sont totalement dépourvues de sens pratique, car les bases des objets
métalliques sur lesquels se greffent les tubes sont remplis par le sable qui
représente un corps relativement léger. Par conséquent, en tombant, la bombe
aurait pu atterrir sur sa base, comme sur le côté et donc le tube en verre
aurait tout à fait pu rester intact. Il serait bien plus pratique de remplir la
bombe avec de l’argile qui est bien plus lourde que le sable. Le deuxième point
sensible de l’engin provient du choix d’utiliser l’acide sulfurique plutôt
qu’une autre substance chimique. On sait qu’en mettant trop d’acide sulfurique,
cette substance chimique pourrait développer une telle hausse de température
que la dynamite puisse finir par brûler au lieu d’exploser. D’ailleurs, c’est
bien ce qui s’est passé lors de leur essai à Lougansk. A la question du
Procureur, quelle est la différence de ce présent dispositif par rapport à la
bombe de Kibalchich (1er mars 1881), Fiodorov explique que la bombe
du 1er mars était beaucoup plus puissante et par conséquent, son
champ d’action était bien plus large. Néanmoins, les bombes de Kirsanov peuvent
être considérées comme mortellement dangereuses, mais à distance réduite, sans
prendre en compte les débris de l’explosif qui peuvent être propulsés
relativement loin. A la question d’un des avocats, si ce dispositif relève d’un
travail de dilettante, l’expert répond évasivement, puisque selon lui la bombe
reste fonctionnelle. Ensuite, on montre à Lopatine d’autres pièces à
conviction, mais à chaque question il répond avec beaucoup de tact,
d’intelligence et de prudence, afin qu’aucun de ses mots ni de ses gestes ne
soient interprétés ni contre lui, ni contre ses camarades.
Ensuite, le juge commence la
lecture des 11 papiers manuscrits confisqués lors de l’arrestation de Lopatine.
Ces manuscrits comportent un tas de noms et d’adresses de personnes qui sont
soit victimes (n’est pas explicité de quoi dans le texte), soit décédées. Dans
la salle d’audience, cette lecture suscite une réaction bouleversante. Quand le
Président de la juridiction propose à Lopatine de s’expliquer à ce sujet.
Celui-ci se lève, et avec beaucoup d’émotions s’adresse non pas aux juges, mais
à ses camarades. Malheureusement, nous ne pourrons pas retranscrire la totalité
de son discours, car il n’a pas été enregistré sténographiquement. Voici le
texte approximatif de son discours : « Me trouvant à l’apogée de ma
vie professionnelle, j’estime que mon devoir moral m’oblige à demander pardon à
mes camarades ici présents, en premier lieu à Dabrouskina, mais aussi à tous
les membres du parti révolutionnaire, à qui j’ai causé du tort par mon
imprudence. Ce malheur pèse tellement lourd sur mon âme, que je préfèrerais 10
fois mourir plutôt que d’être responsable malgré moi du malheur de tant de
gens. Je dis « malgré moi », car ce qui s’est passé, s’est passé non
seulement contre ma volonté, mais aussi contre toute attente. J’espère que
personne n’a pu me soupçonner de lâcheté, moi vieux vétéran de la Révolution
russe, qui s’est retrouvé plusieurs fois face à la mort et par conséquent ne la
craignant pas. En effet, j’avais en ma possession un tas d’affaires et
d’adresses qu’aucune mémoire ne serait capable de contenir, j’étais donc obligé
de les noter. On pourrait m’accuser du fait que ces notes soient retrouvées
chez moi sans aucun codage. Une telle accusation pourrait venir uniquement
d’une personne ignorante du système de codage, car quelqu’un qui s’y connait
comprendrait qu’en chiffrant un tel nombre de noms et d’adresses, c’est moi qui
serais incommodé en premier, puisque je représentais en quelque sorte un bureau
de renseignements qui quotidiennement appelaient les gens et souvent pour avoir
des réponses immédiates ». Le Président essaie d’interrompre Lopatine,
mais celui-ci parle avec tant de passion, que le Président n’ose pas insister
et le laisse continuer. – « Je vous demande par pitié de me laisser
m’exprimer », dit-il avec les larmes dans la voix, « Je vais raconter
les faits tels qu’ils se sont déroulés, sans cacher ma culpabilité, pour que
mes camarades jugent par eux-mêmes si mon comportement était hasardeux ou pas.
Pour éviter la tragédie j’ai fait tout ce que pourrait faire un homme honnête
et physiquement en forme. En effet, j’ai compté sur ma force et mon agilité et
pour ma part il ne s’agissait pas d’orgueil, puisqu’auparavant j’avais déjà réussi
à détruire des lettres importantes pendant l’arrestation. Toutes mes archives
se trouvaient dans mon appartement, mais ces adresses-là je les avais toujours
sur moi, dans ma poche et la nuit je les mettais sur une chaise, près de mon
lit. Malheureusement, les nouvelles méthodes d’arrestation m’étaient méconnues
– je fus attrapé en pleine journée sur le pont Kazansky, attrapé soudainement,
par l’arrière, les deux bras en même temps ; on m’a rapidement pris sous
les côtes, je n’ai pas eu le temps de réaliser quoi que ce soit. Ensuite, j’ai
voulu appeler au secours, pour susciter de l’agitation autour de moi et ainsi
profiter d’un instant pour avaler ce papier. Effectivement, j’ai réussi à me
libérer quelques secondes, mais par la suite plusieurs personnes se sont jetées
sur moi presqu’en me cassant la colonne vertébrale. Non, Messieurs les Juges,
je ne dis pas ça pour vous attendrir …A la guerre, comme à la guerre, je le
conçois parfaitement et je ne prétends à rien. Quand on m’a installé près du
voiturin et lorsque l’on a démarré, avec un geste brusque, je l’ai poussé et je
me suis jeté sur un autre, mais de nouveau je fus attrapé et conquis. Enfin,
une fois arrivés à la gendarmerie, j’ai réussi à me libérer une fois de plus,
j’ai sorti les notes et les ai mises dans ma bouche, mais à ce moment-là on m’a
attrapé par la gorge et serré tellement fort que j’ai perdu connaissance. Quels
étaient mes sentiments, mon état quand je me suis réveillé en prison – c’est
impossible à décrire. Je suis…un homme fort et courageux qui s’est déjà
retrouvé plusieurs fois dans des situations d’extrême danger. Cependant, durant
huit mois, j’ai tremblé comme un malade et encore maintenant je ne trouve pas
assez de courage pour regarder en face mes camarades… » A la fin de ce discours
Lopatine perd ses moyens, son anxiété devient tellement importante qu’il tombe
sur le banc et éclate en sanglots. Le Président de la juridiction et le
Procureur tentent d’exiger la suite, mais à ce moment-là Soukhomline fait une
crise d’hystérie et les autres accusés ont les larmes aux yeux et les gorges
nouées. Gêné par la scène, le Président annonce une interruption et ordonne de
raccompagner les accusés dans leurs cellules.
Après une interruption d’un quart
d’heure, on procède à la lecture de plusieurs lettres et de documents à
caractère révolutionnaire confisqués lors de la perquisition chez Lopatine. Une
attention particulière suscite la lettre de L. A. Tikhomirov, dans laquelle ce
dernier déclare que les Comités Révolutionnaires étrangers sont une terrible
faute et il demande de ne pas le considérer comme un dirigeant de quelconque
Parti Révolutionnaire russe. Il conseille de rester prudent et ne pas se
précipiter dans la création d’un large mouvement de coalition des
Organisations, en considérant que dans les circonstances du moment ces actions
ne sont pas envisageables. « Vaut mieux une petite structure, mais forte
et fiable ». Ensuite, on montre à Lopatine une pile d’exemplaires du
numéro 10 du journal « La Narodnaïa Volia », en présentant deux
éditions, celle de Dorpat et celle de Rostov. On demande à l’accusé d’expliquer
pourquoi il insistait tant sur la destruction de l’édition de Rostov dans
lequel figure l’avis de décès d’Yakov Berdichevsky. Pour répondre à cela,
Lopatine commence un long monologue exprimant l’opinion du Comité Exécutif,
ainsi que le sien sur le cambriolage de la poste. Le Comité Exécutif reconnait
s’être saisi des biens de l’État, mais la poste étant une entité qui appartient
au peuple et pas à l’État, car ses intérêts servent aux personnes privées et
neutres. Il rappelle que mêmes dans les guerres les plus terribles et
impitoyables on respecte toujours la neutralité des personnes extérieures au
conflit. Le facteur est un serviteur de la société et sa personne est intouchable.
Après cette explication, Lopatine raconte l’histoire de ses plusieurs
différends avec les personnes qui sont à l’origine des cambriolages des bureaux
de Poste à Saint-Pétersbourg et à Kharkov. En réponse à l’argument de ses
camarades, que l’on peut commettre un cambriolage sans une goutte de sang, ni
victime, il s’est toujours opposé en préconisant que dans le feu de l’action le
sang peut couler, malgré les meilleures volontés des uns et des autres :
« Une personne se défend, mais on pourrait croire qu’elle vous agresse,
qu’elle veut vous tuer » – malheureusement, ces paroles furent
prémonitoires. Selon sa propre déclaration, Lopatine a pu rencontrer Antonov
lors de son déplacement à Kharkov et à aucun moment ce dernier n’a contesté, ni
s’est opposé à l’opinion de Lopatine. C’est pour cela que Lopatine ne s’est pas
montré plus impérieux envers lui, désormais il le regrette énormément.
« J’aime beaucoup Antonov et je le respecte » continue-t-il,
« Même s’il n’est qu’un simple ouvrier, il est d’une intelligence
remarquable. Il fut un camarade fidèle et irréprochable, alors croyez-moi que
ce n’est pas contre lui que je parle ». C’est pour cette raison pour que
Lopatine a ordonné de détruire l’avis de décès d’Yakov Berdichevsky. Cet
impératif a été largement critiqué par ses camarades qui prétextaient le fait
que les ouvriers de l’imprimerie se révolteraient. « Alors, qu’ils se
révoltent et qu’ils s’éloignent du Comité. L’objectif du Parti est au-dessus de
cela ; Notre bannière passe avant tout ! » Et donc ?
Personne ne s’est révolté et même Antonov a procédé à la destruction des
exemplaires précédents et a commencé la nouvelle impression du journal. Sur
l’incident à la Poste, le Comité Exécutif partage le même avis, on peut le lire
dans la note de Tikhomirov à propos d’Yakov Berdichevsky que l’on trouve dans
le N°3 des « Informations de la Narodnaïa Volia » (octobre 1884).
Ensuite, on examine l’affaire de
Salova. Sont lues les notes confisquées à son domicile lors de la perquisition,
sur lesquelles on reconnait son écriture. Parmi tout un tas de notes on
retiendra les suivantes : « Accord avec le Parti », « Le
Prolétariat », l’article écrit par Lev Tikhomirov qui commence
ainsi : « j’appelle notre Parti à une nouvelle action
offensive » (publié dans le N°10 de la « Narodnaïa Volia »,
l’article « Entente avec le jeune Parti Narodnaïa Volia » (toujours
dans le N°10) et « la lettre aux camarades » ; tous ces
documents sont réécrits à la main par Salova. On lit ensuite la lettre
de « l’Association de la Jeunesse » et la réponse à
celle-ci de la délégation du Comité Exécutif. Salova explique qu’effectivement
elle était agent du Comité Exécutif et qu’elle réécrivait ces articles pour
pouvoir les envoyer à l’étranger ou bien pour pouvoir les sauvegarder dans les
archives de Saint-Pétersbourg. Au sujet des quatre lettres de Yakubovich,
trouvées chez elle, Salova explique que celles–ci lui ont été adressées par la
poste. On interroge Yakubovich qui déclare à son tour que ces lettres ont été
écrites à Saint-Pétersbourg à l’adresse dont il ne se souvient plus. Il
souhaitait les adresser à la rédaction du journal. Salova et Yakubovich
déclarent tous les deux, qu’ils ne connaissaient pas à époque.
Ensuite, on passe à l’étude de
l’affaire de Soukhomline, au sujet duquel Elko a déclaré que selon les dires
d’Abraham Bach, celui-ci faisait partie de la Commission Exécutive élue au
printemps 1884. A cette affirmation verbale du traître s’ajoutent plusieurs
déclarations écrites démontrant l’activité Révolutionnaire de Soukhomline à
Odessa. Il est impossible de juger de la véracité de ses propos puisqu’aucune
preuve matérielle n’existe. Soukhomline est quelqu’un de doux et de gentil, il
parle tout doucement et il ne tient pas un discours très éloquent. Pourtant,
même après ses explications, les déclarations d’Elko deviennent douteuses. Par
exemple, dans l’une d’elles, il évoque à plusieurs reprises un certain Yvan
Andreevitch dans un sens très compromettant pour ce dernier. Au cours de
l’investigation il s’avère que ce prénom appartient à Soukhomline. En revanche,
l’accusé attire l’attention sur les faits suivants : premièrement :
au début de la déclaration Elko dit « Je ne suis pas sûr de son nom,
Vassili Yvanovich ou Yvan Andreevich ; deuxièmement l’auteur de la
déclaration est un ouvrier peu instruit, pour une réflexion si bien construite
et une plume si fluide ; il est évident que cette déclaration lui a été
dictée à la Gendarmerie. Concernant son surnom Komar[7],
qu’on retrouve dans les notes de Lopatine dans la lettre destinée à l’étranger,
retrouvée chez Salova, elle explique que Lopatine ne connaissait pas Soukhomline
et que ce surnom il l’a entendu d’elle. Sa rencontre avec Soukhomline portait
un caractère privé et le surnom « Komar » lui a été attribué par le
groupe de ces amis étrangers à cause de son physique long et mince. Selon elle,
Soukhomline n’était pas au courant de ce surnom, c’est elle qui en avait parlé
à ses amis émigrants. Grâce à Salova ce surnom est arrivé en Russie, puisqu’ici
il est encore plus dangereux d’appeler un agent révolutionnaire par son vrai
nom. Interrogé au sujet du Comité Exécutif, Elko expliqua que pour se rendre à
Kharkov, Bach lui a transmis l’adresse de la planque, ainsi que le mot de passe
pour tous ceux qui arrivaient à Saint-Pétersbourg de l’extérieur. Ils devaient
se présenter en tant que : « Grigory Petrovitch », « Yvan
Andreevitch » ou bien « Evgueniya Aleksandrovna ». Ensuite
Soukhomline s’est bien rendu à l’adresse indiquée, en se nommant « Yvan
Andreevitch ». Le Procureur, l’avocat de Soukhomline et ceux parmi les
accusés qui trouvent leur intérêt dans les déclarations d’Elko, lui posent tout
un tas de questions. Il répond en s’emmêlant, toujours en prétextant que les
faits sont lointains. Il a oublié le mot de passe. Quant à l’endroit de la
planque… « Bah, c’est la même qui figure dans les notes de Monsieur
Lopatine ! ». Mécontent, Lopatine explique à tout le monde, que c’est
un mensonge, que justement dans ses notes précédemment lues, on retrouve la
phrase « Se renseigner sur Elko ». Cela voudrait dire que cette personne
lui a été totalement inconnue ; « Je ne lui aurais jamais confié ni
la planque, ni les mots de passe. Si aujourd’hui il me charge autant, c’est
juste parce qu’il voit que je possédais beaucoup d’informations. C’est le plus
simple ! ». Pour résumer, toutes les accusations contre Soukhomline
ont été démenties et il ne reste plus aucune preuve matérielle de son
appartenance au Comité Exécutif. Cependant, il reste jugé par le Tribunal
militaire et n’a pas été renvoyé administrativement (ce qui serait pour lui la
pire des punitions) par la seule conviction du Procureur Kotliarovsky, persuadé
de savoir lire dans les pensées des accusés. Ainsi, le Procureur se vengeait de
Soukhomline, qui par son comportement fermé retardait l’enquête judiciaire. Par
ailleurs, la mise en examen de Soukhomline fut nécessaire pour la carrière de
Kotliarovsky qui souhaitait se montrer en tant que serviteur fervent du Tsar,
car il a réussi à arrêter trois membres du Comité Exécutif. En plus des raisons
personnelles du Procureur se sont rajoutées les diffamations de certains
anciens camarades qui se sont avérés être des espions. La principale
déclaration contre Soukhomline était donnée par un certain Léonid Kvitsinsky.
D’abord il exprime sa reconnaissance envers les parents de Soukhomline, car il
leur doit toute sa carrière. Puis, il explique que malgré sa profonde
reconnaissance, l’amour envers le Tsar est au-dessus de tout, c’est pour cela
qu’une fois arrêté il décide de tout raconter, tout en espérant d’obtenir en
échange la liberté et le pardon.
Après cette lecture, Soukhomline
se justifie en disant que lors de son arrestation, Kvitsinsky savait déjà que
Soukhomline se trouvait emprisonné dans la forteresse Pierre-et-Paul et ayant
la conviction que celui qui est emprisonné est déjà dans une situation
extrêmement désespérée et que par conséquent son état ne peut pas être empiré.
C’est pour cela qu’il décide de tout mettre sur le dos de Soukhomline, il
mélange ses propres actions à des histoires complètement inventées pour donner
de la crédibilité à ses propos. Ensuite, on présente les déclarations complètement
infondées de Kirpichnikov, Bartenev et ci-présent Elko. Ce dernier, pour être
un peu plus crédible évoque que le soir qu’il décrit dans sa déclaration,
Soukhomline lui a servi un verre de lait moisi. (Rire parmi les accusés et le
sévère « Taisez-vous » du Président de la Juridiction). L’examen de
l’affaire de Soukhomline se termine par la lecture de la déclaration d’Alexey
Kirpichnikov, les explications sur ses accusations ont été données par
Soukhomline, Salova et Yakubovich. En effet, Salova confirme les dires de
Soukhomline, qu’il s’est rendu à l’association de la « Jeunesse » (où
se trouvait à ce moment-là Kirpichnikov), avec un seul objectif, informer les
autres que cette fois-ci Salova ne pourrait pas être présente. Il ne s’est
jamais présenté en tant que Représentant du Parti et s’il a critiqué le
terrorisme agricole et industriel, ce n‘était que son opinion personnel,
l’opinion d’une personne privée. Dans cette déclaration Kirpichnikov évoque les
activités organisationnelles de Yakubovich parmi les jeunes. En réponse,
l’accusé attire l’attention des juges sur l’incertitude et l’imprécision de ces
propos qui sont souvent accompagnés des phrases : « on disait »,
« on considérait », « apparemment » et etc.
On passe ensuite à l’examen de
l’affaire de Yakubovich. Contre lui, on retrouve le plus de preuves
matérielles : des lettres et des manuscrits avec son écriture. Néanmoins,
ces preuves ne sont pas déterminantes pour l’enquête. Puisque pour chaque
document, Yakubovich doit donner ses commentaires, leurs lectures dureront très
longtemps, pas moins de cinq heures. En somme, il reconnaît que la totalité des
documents lui appartient (la plupart sont des poèmes, car de métier Yakubovich
est écrivain et poète). En ce qui concerne sa participation à l’édition par
l’hectographie de la « Libre Parole », Yakubovich affirme qu’elle
était motivée seulement par sa curiosité. Il ne se souvient pas du contenu,
mais reconnait son écriture. Alors, on lit le manuscrit, celui-ci s’avère être
une sorte de rêverie poétique et qui n’a rien à voir avec l’affaire. Mais le
Procureur Kotliarovsky a considéré qu’il s’agissait d’un pamphlet sur sa propre
personne et a décidé de le joindre à l’enquête. Voici le contenu de ce
manuscrit : Dans la première partie, on décrit l’interrogatoire d’un révolutionnaire
qui refuse de donner son nom. Le Procureur essaie de le convaincre par des
différents sophismes, compliments hypocrites et menaces, mais sans succès !
Dans la deuxième partie on décrit le procès du révolutionnaire, cette partie
est bluffante par la force de son lyrisme. Et enfin, dans la troisième partie,
on voit le rêve du prisonnier la veille de son exécution : il voit sa
vieille mère dans sa pauvre campagne lointaine qui attend avec impatience et
tristesse le retour son cher fils. A ce moment-là, on découvre pourquoi le révolutionnaire
ne voulait pas dire son nom : il ne souhaitait pas que sa mère apprenne
son triste destin. Ce récit ne laisse personne indifférent, même les juges sont
émus. On présente ensuite à Yakubovich, le manuscrit confisqué à Ratner :
« Après la victoire du 1er Mars ». L’accusé reconnait son écriture
seulement dans la deuxième partie du texte, en expliquant qu’il l’a juste
réécrit et qu’il n’en est pas auteur. L’original lui a été transmis par le
décédé K. Stepourine. Ensuite, Yakubovich a transmis le texte réécrit à
Ovchinnikov, comme le confirme ce dernier. Le Procureur commence alors la
lecture du texte, mais décide de l’interrompre aussitôt en raison de nombreuses
expressions scandaleuses et révoltantes. C’est là qu’intervient Starodvorsky en
déclarant avoir reconnu cet extrait et affirmant connaître son origine et son
auteur. Selon lui, c’est ce texte-là qu’il a vu chez Degaev en automne 1883,
peu après le congrès d’octobre. C’est Stépourine qui était le Secrétaire
Général du congrès et c’est aussi lui l’auteur de l’article. Pour prouver la
véracité de ses propos, il prétend connaître la suite et déclare que c’est
justement dedans que l’on parle du terrorisme agricole et industriel. Le
Procureur accepte ses arguments et rejette l’accusation contre Yakubovich en
tant qu’auteur de ce manuscrit.
La journée suivante se poursuit
avec l’enquête sur l’affaire de Yakubovich. On s’intéresse principalement à ses
relations avec l’imprimerie de Sladkova chez qui on a retrouvé une partie de la
proclamation adressée à « L’Union de la Jeunesse ». Ce document écrit
par Yakubovich et accompagné d’une lettre au nom de Sladkova fut déposé par un
courtier le jour où cette dernière a soudainement disparue de l’appartement.
Yakubovich reconnaît être l’auteur de certains passages de la proclamation
« à la Jeunesse russe » et avoue être le fondateur idéologique de
« L’Union ». Concernant,
ladite lettre il donne des explications détaillées, mais au sujet des notes
retrouvées dans le carnet d’Ovhcinnikov, il déclare que les pensées qui y
figurent abordent d’une part les questions de l’organisation, mais d’autre part
les réflexions philosophiques sur la morale et qu’uniquement ces dernières lui
appartiennent. A la fin de sa déclaration, Yakubovich ajoute : « Messieurs
les Juges, vous avez entendu comment Elko a sali le Parti Révolutionnaire. Je
crains que vous pensiez qu’il y a une partie de vérité dans ses insinuations.
Il est vrai que dans l’une de mes lettres à Chebaline, je traite le défunt
Stepourine « d’ordure et de menteur » et j’aimerais m’exprimer à ce
sujet. Permettez-moi de vous éclaircir sur cette situation et de vous raconter
ce qui était à l’origine de nos discordes et notamment quel malentendu a
provoqué de tels propos de ma part :
- La création du nouveau Parti « des
Jeunes » a été en quelque sorte la conséquence des petits litiges et des
désaccords des jeunes avec le Comité Exécutif. Comme le prouvent d’ailleurs mes
notes dans le carnet d’Ovhcinnikov, l’ambiance au sein du Parti était confuse
et les affaires étaient compliquées. Aujourd’hui je peux ouvertement vous
avouer que je fus à l’origine de l’aggravation de ces désaccords, de par mon
tempérament. Par exemple, si nous prenons les lettres à Chebaline (lui aussi
décédé depuis) : il était mon copain de l’Université et il appartenait
comme moi au mouvement de la jeunesse révolutionnaire qui ne connaissait pas
véritablement le rôle du Comité Exécutif dans la résolution de l’histoire de
Degaev. C’est pour cette raison que j’ai commencé à lui écrire. Nos échanges
furent amicaux et il est vrai que je me suis permis de critiquer des personnes
qui ne me plaisaient pas dans le groupe. Aujourd’hui je le regrette beaucoup,
car au fond je ne les connaissais pas. J’avoue qu’en prenant certains éléments
totalement subjectifs, je grossissais et généralisais les petits accrochages
que mes camarades et moi avons pu avoir avec Stepourine. Je déclare que toutes
les caractéristiques que je lui aie attribuées sont fausses ! La passion
pour le Parti, m’a complètement aveuglé. Je ne connaissais pas bien Stepourine.
C’est après son arrestation qu’on m’a parlé de lui, à l’époque où moi j’étais
encore en liberté. J’ai appris sur lui de la part du poète Nadson, lui aussi
décédé récemment. Ils étaient tous les deux du même régiment et Nadson me l’a
décrit comme quelqu’un avec de grands principes, une personne formidable et
très honnête. Cela fait trois ans que le poids lourd de la diffamation pèse sur
moi et je souffre de ne plus pouvoir demander pardon à Stepourine.
Au sujet de l’enquête sur l’imprimerie
de Dorpat, Yakubovich parvient à démentir point par point les accusations qui
l’accablent et ce avec une telle facilité et évidence que même le Procureur
(Maslov) rejette une partie de l’accusation : « Je peux croire
l’accusé sur certaines choses et je ne l’inculpe pas sur sa participation dans
l’impression de l’édition N°10 de la « Narodnaïa Volia ». Pour
l’accusation cette question n’a pas d’importance. Son rôle en tant
qu’intermédiaire entre l’imprimerie et la rédaction reste irréfutable. »
Les arguments principaux de Yakubovich sont les suivants : 1) L’acte
d’accusation contient des déclarations inexactes des témoins, 2) Tous les
témoins affirment unanimement que Novikov fut hébergé chez Pereliaev (le logeur
de l’imprimerie) en août 1884, donc après le départ d’Ivanov, or l’impression
s’est déroulée en septembre. La principale preuve se trouvant dans le
témoignage de la propriétaire de l’appartement – l’estonienne Kreiden. Elle a
reconnu sur photo Yakubovich et a déclaré qu’il vivait dans l’imprimerie. C’est
sur cette affirmation que l’accusé s’appuie davantage pour démentir le
témoignage de cette dernière. Il signale entre autres qu’il n’est pas prudent
de faire confiance aux témoignages de simples citoyens. Les témoignages basés
sur les photographies n’ont pas de valeur véritable, car pour une personne
lambda ces images sont juste la représentation d’un visage quelconque et de
nombreux exemples prouvent que les roturiers ne sont pas capables de
reconnaître sur une photo même leurs proches. Enfin, l’avocat de l’accusé
Spassovich insiste sur la lecture entière de la lettre d’Yakubovich adressée à
« Yvan Yvanovich » (le représentant du groupe des travailleurs ne
faisant pas partie du comité Exécutif) peu avant les arrestations. Le Tribunal
autorise à Yakubovich la lecture de cette lettre qui évoque les disputes du
printemps : « ces querelles criminelles nous tuaient à petit feu.
Oui, ce n’est pas la Police qui nous détruisait, c’était nous même ! Avec
ce fratricide et ces crapuleries intérieurs nous nous sommes trahis tous
seuls ! Regardez en arrière ! Combien de temps et d’efforts
avons-nous dépensé dans le vide ?! Combien de personnes braves sont à
jamais perdus ?! Peut-être que ces crapuleries existent pour des raisons
sérieuses, de réels désaccords ? Peut-être que certains indiquaient une
voie à prendre en disant que c’était la chance du salut et que la voie que les
autres voulaient emprunter était vouée au précipice ? Non, il n’en est
rien des croyances du Parti des « Jeunes » ». Ensuite,
Yakubovich expose les opinions du Parti, selon ses propres ressentis et il
reconnait certains éléments populistes : « Bien sûr, continue-t-il,
la route que prennent les populistes est plus sûre et stable que celle du Parti
« Narodnaïa Volia ». Le souci c’est qu’elle nécessite une réalisation
rapide de ses objectifs : pas moins de dix milles années ! Leur
programme est une utopie, car elle poursuit trop d’idéaux. Mais quand on
grandit et on murit, nos revendications diminuent. Regardez ce qu’exigeait le
Parti « Narodnaïa Volia » au tout début de son existence, quel était
son objectif ? Encore dans le N°8 et 9 on affirmait que son but était de
renverser le Pouvoir. Et alors ? A présent, cela ferait sourire n’importe
quel populiste. Notre mission a changé et nos ambitions ont été revues à
la baisse. Nous ne pouvons pas connaître les conséquences de nos appels à
action. On ne peut pas faire de prémonitions. Mais comme l’auteur du formidable
article « Contre revue » (cf. N°10 de la « Narodnaïa Volia »,
je crois que le peuple russe est Grand et qu’au moment du Zemski sobor[8] l’enthousiasme du peuple marquera l’histoire
de la Russie et le mouvement initialement politique aura nécessairement des
répercussions sur les réformes économiques. C’est notre foi ! ». En conclusion,
à la question sur l’insuffisance des moyens pour la lutte il répond
ainsi : « Souvenez-vous de cette étouffante année 83 sans lueur
d’espoir, on aurait pu croire qu’en Russie tout ce qui était vrai, vivant et
authentique était en voie d’extinction. Mais quand Degaev a quitté le premier
plan de la scène, les jeunes ont enfin ouvert les yeux ! Et la puissance
Révolutionnaire a fait une percée historique. Pendant ces moments
d’intemporalité nous devons nous souvenir du poème de Nekrasov :
« Quand
ils sont nés, le tonnerre se faisait entendre
Et les rivières de
sang coulaient
Mais leurs
âmes, tels les oiseaux apeurés
Se sont faits
petits dans l’attente de la lumière et de la chaleur »
**********************************************************************************
Au cours de l’examen des affaires
de l’élaboration des engins explosifs et du cambriolage de la poste, on apprend
que Frankle, S. Belauoussov et Lebedenko
ont été mis en état d’accusation sans raisons. Alors que chacun d’entre
eux a passé plus de deux en prison.
Au début de l’audition de
l’affaire de la Poste, Lopatine se lève et s’adresse au Président de la
Juridiction :
- Monsieur le Président, je
vous prie de bien vouloir ordonner pour la durée du procès que les espions ne
prennent pas place près de nous ! (Il désigne sur Elko).
Président :
A la présentation des pièces à
conviction contre Antonov, celui-ci déclare que contrairement à ce qu’il avait dit
lors de son audition l’organisateur de l’attentat n’était pas Ivanov, mais
Elko. Il donne l’explication suivante aux juges : « Je fus arrêté le
1er mai 1885 à Kharkov et on m’a tout de suite emmené dans la
forteresse de Pierre et Paul où on m’a présenté toute une liste d’infractions
que j’aurais commises. J’ai évidemment tout nié en bloc. Alors, une
confrontation avec Elko a eu lieu, il m’accusait de tous les torts. J’aimais
Elko comme mon propre frère et j’ai toujours partagé mon dernier morceau de pain
avec lui. J’ai été terriblement touché quand j’ai réalisé quelle était sa vraie
personne. Quelques temps après on m’a conduit au Département de la Police
Nationale et son directeur m’a proposé comme à Elko de collaborer pour faire
tomber Bach, Ivanov et d’autres révolutionnaires, parmi lesquels certains
étaient mes meilleurs amis et mes bienfaiteurs. On m’a donné deux semaines pour
réfléchir. Pendant ce temps-là, plusieurs fonctionnaires du Département de la
Police m’ont rendu visite dans la cellule en me séduisant avec des promesses
alléchantes, en contrepartie je devais dénoncer mes camarades. Pour prouver la sincérité de ces promesses on
m’a proposé de rencontrer un de mes camarades emprisonné. J’ai voulu voir Lopatine,
mais on m’a conseillé un entretien avec Elko. Même si je savais qu’Elko était
devenu un traître et un agent de la Police secrète, j’avais tout de même espoir
de l’amener à résipiscence et c’est pour cela que j’ai accepté de le voir. Je
me suis adressé à lui avec le reproche de m’avoir dénoncé, ainsi que d’avoir
trahi notre affaire révolutionnaire. En réponse, Elko a essayé de me monter
contre mes camarades, en m’assurant que pour eux je n’étais que de la chair à
canon. Ensuite, il m’a demandé de dire que ce n’était pas lui qui avait cambriolé
la poste, mais S. Ivanov. Dans le cas contraire, il m’aurait inculpé d’avoir
participé au cambriolage par ma propre initiative et en poursuivant mes
intérêts pécuniaires. C’est là que j’ai vu, qu’Elko s’est définitivement vendu
et qu’il n’y a aucun espoir d’y remédier. C’est aussi à cette période-là que le
Directeur du Département de la Police m’a proposé de me rendre à Kharkov pour
aider les forces de l’ordre à retrouver les suspects. En voulant informer mes
amis en liberté qu’Elko est devenu un traître, j’ai accepté cette proposition
et donc je fus obligé de calomnier Ivanov. Ensuite, je suis parti à
Kharkov. Après avoir prévenu mes camarades, je suis retourné à
Saint-Pétersbourg et après j’ai refusé tout contact avec Elko et les accords
avec la Police.
Le Président de la Juridiction
s’adresse à Elko et lui demande de s’exprimer sur ce que vient de dire Antonov.
Elko :
- Tout cela n’est que le fruit de
l’imagination de Monsieur Antonov. Quelles sont les preuves de ma
dénonciation ? Qu’on lise alors le protocole de l’arrestation d’Antonov –
trouvera-t-on quelque chose qui prouverait ses propos. (Les accusés rient).
Le Président :
Antonov :
- Il m’avait dit aussi, lors d’une
promenade qu’il m’avait dénoncé par amitié, car on lui avait promis de me
laisser en vie. (Elko reste silencieux).
Lopatine :
- Pendant
la promenade d’aujourd’hui il a voulu se faire passer pour un ami, profitant du
fait que je ne voyais pas son visage.
Elko :
- Je
vous ai tout de suite dit mon nom !
Lopatine :
Le Président :
- Lopatine !
Je vais demander de vous faire sortir, si vous ne vous taisez pas !
Après l’interruption, l’affaire du cambriolage de la Poste
reprend. Ivanov, le principal acteur de l’affaire, s’exprime sur le discours de
Lopatine au sujet d’Yakov Berdichevsky, en disant qu’auparavant il considérait
que l’opinion de Lopatine n’était que son opinion personnelle, mais que
désormais il est d’accord avec lui et regrette de ne pas avoir suivi son
conseil. Encore à l’époque où il était en liberté, il avait compris que le
cambriolage de la Poste n’était pas l’affaire du Parti entier, mais seulement
du groupe du sud du pays. C’est à cette époque-là, peu avant son arrestation
qu’il avait reçu la note de Lev Tikhomirov se trouvant dans le N°3 de la
« Narodnaïa Volia ». En raison d’incessants pogroms, ce numéro (sorti
en 1884) est arrivé en Russie avec beaucoup de retard. La désorientation du
Parti du sud s’explique par l’état général de confusion qui régnait au sein du
Parti à l’époque de Degaev et ensuite à cause de la mauvaise communication avec
les comités.
Quand est venu le tour de l’examen de l’affaire d’Elko, très peu
de pièces à convictions ont été présentées. Le parti pris des juges était
flagrant. Ils ne le regardaient pas comme un accusé, mais comme un
fonctionnaire du Département de la Police assis à côté des accusés. Dès qu’il
ouvrait la bouche, on l’écoutait attentivement, même si ce n’était pas son tour
de parler, alors qu’à d’autres on ordonnait de se taire et de se rasseoir. Même
quand Elko a insulté les autres en disant qu’il n’avait rien à voir avec
« ces salauds », les juges n’ont absolument rien dit. Mais quand Lopatine a demandé au Président de
la Juridiction si les juges pouvaient protéger les accusés des insultes et des
grossièretés envers eux, le Président non seulement a ignoré sa question, mais
lui a aussi ordonné de se taire et de se rasseoir. Cette scène fut tellement
révoltante et dure qu’enfin le mainteneur d’ordre le Procureur Maslov fut
obligé de s’adresser gentiment au Président en lui demandant de surveiller que
le langage d’Elko soit correct. A partir de là, Elko s’est contenté de citer les
faits, même si à quelques reprises il n’a pas pu s’empêcher de dire que dans
ses proclamations le Parti mentait à la société (par exemple dans l’affaire des
Melnitstky) de son soi-disant respect envers les intérêts des personnes
privées.
A l’examen de l’affaire de Volny, il s’est avéré que la preuve
principale contre lui était une lettre d’une gamine de dix ans, Riabuhina.
Cette lettre fut rédigée, non pas par elle, mais par un gendarme en charge de
l’enquête. Ensuite, ce document a été présenté au Procureur comme une preuve
irréfutable de l’implication de Volny dans l’affaire. Pour se justifier de ce
témoignage, Volny déclare que durant la période indiquée dans la lettre, il
n’était pas membre du Parti. Selon lui, il est connu qu’à ce moment-là il n’avait
pas du tout d’argent et qu’il mourrait presque de faim, alors que s’il était
membre du Parti, ses camardes auraient pu l’aider puisque financièrement le
Parti se portait très bien. En effet, grâce à Degaev le Parti puisait ses
sources directement dans les caisses de l’État. Par l’intermédiaire de Degaev, Soudeïkine
voulait pousser le Parti au meurtre de Tolstoï, pour pouvoir prendre la place
du Ministre des Affaires Intérieures et ainsi pouvoir arrêter les personnes qui
le gênaient.
A la présentation des preuves contre Eschine, celui-ci déclare
qu’il n’a jamais été un révolutionnaire dans le sens strict du terme. Il
reconnaît, effectivement, avoir fréquenté plusieurs associations artistiques et
d’avoir joué dans quelques spectacles amateurs. C’est ainsi qu’il a pu
rencontrer quelques activistes révolutionnaires, mais simplement par curiosité,
car l’ambiance conspirative et tous ces incroyables surnoms le fascinaient.
Quand il a appris à les connaître et qu’il s’est rendu compte que c’était des
personnes ordinaires, il a vite été déçu par eux et par leurs activités
révolutionnaires. Il a ensuite raconté, qu’il a été invité pour assister aux
essais des engins explosifs fabriqués par Kirsanov à Lougansk. Toujours par
curiosité, il a donc assisté aux deux essais, dont l’un fut un échec. Tandis
que la seconde fois, il a eu tellement la trouille, qu’il est rentré en courant
chez lui, avant même le début de l’essai.
Lors de l’examen du meurtre de Soudeïkine, aucune pièce à
conviction n’a été présentée aux accusés, puisqu’ils ont avoué leur
culpabilité. A la proposition du Président de la Juridiction de raconter le
déroulement des faits, les deux accusés ont répondu par la négative, en disant
qu’ils n’avaient rien à ajouter à leurs déclarations préalables.
Starodvorsky déclare que puisque son activité révolutionnaire a
commencé après 1881, alors il ne pouvait pas connaître le programme du Parti et
s’il l’a rejoint c’est uniquement à cause de la lettre à Alexander CH., apparue
après le 1er mars 1881. Il demande aux juges de bien vouloir la
lire, car elle est indispensable pour sa défense. (Comme nous le savons, Starodvorsky
a refusé de prendre un avocat). Cette demande a mis les juges dans une
situation embarrassante, après avoir longuement échangé entre eux, ils ont
d’abord répondu que cette lettre n’était pas attachée à l’affaire et donc ne
pouvait pas être consultée. Stardovsrky alors insiste en disant qu’elle était
publiée dans l’un des numéros de la « Narodnaïa Volia » et qu’elle se
trouve actuellement dans la salle du Tribunal. Les juges quittent la salle pour
prendre une décision et après quelques minutes d’interruption de l’audience, le
Président annonce que l’intégralité de la lettre ne peut pas être lue à cause
de son « scandaleux contenu » et autorise à Stradovrsky à lire que
sa seconde partie.
Après la présentation des preuves, on procède aux plaidoiries,
elles débutent par les accusations portées par le Procureur Maslov contre
Lopatine, Salova, Soukhomline, Yakubovich, Starodvorsky et Konachevich. Il
attire alors l’attention des juges que selon l’art 249 du Code Pénal, rien que
l’appartenance à un mouvement révolutionnaire était un crime passible de la
peine de mort. Ainsi, Maslov demande que cette peine soit appliquée aux 6
accusés cités plus haut. Ensuite, il commence une lecture détaillée de
l’accusation pour chaque prévenu, il n’a presque rien évoqué pour Lopatine, car
pour lui sa culpabilité est évidente et il est inutile de perdre du temps pour
prouver son innocence. Il désigne Salova comme secrétaire de Lopatine, en
précisant qu’elle exécutait toutes les tâches que son supérieur lui demandait.
Quant à Soukhomline, il serait son complice par aide et assistance, même s’il
ne jouait que le second rôle, il est sans aucun doute coupable, ne serait-ce
que parce que durant son incarcération il n’a pas souhaité collaborer avec la
justice en dénonçant ses camarades. « Messieurs les Juges, même si nous
n’avons pas de preuves matérielles contre Soukhomline, vous pouvez appliquer
l’art. 249 contre lui tout en ayant la conscience tranquille !», dit-il.
Cependant, au moment, où il a prononcé ces mots, nous ne pouvions que
constater, que condamner à la peine de mort un innocent était terriblement dur
même pour cet homme de loi. Son teint est devenu très pâle et sa voix
tremblante, il a essayé en vain de le cacher en buvant de l’eau. En ce qui concerne Yakubovich, même si sa
participation aux attaques terroristes n’a pas été prouvée, pour Maslov il est
certain que si Yakubovich restait encore un peu en liberté il passerait
obligatoirement à l’action. C’est pour cela que l’art 249 devrait également
être appliqué pour lui. Pour Stardovrsky et Konachevich, le Procureur n’a pas
voulu s’exprimer d’avantage, leur culpabilité étant certaine.
Les deux assistants du Procureur chargés de la partie accusatrice
des autres prévenus, ont demandé également l’application de l’art. 249 pour
tous, sauf Frankle, Lebedenko et S.Belauoussov, Pour ces derniers, Le Procureur
a demandé, l’application de l’art. 250, c’est-à-dire : 15 ans de détention au bagne. Toutefois, le Président de la Juridiction a
pris peur de cette remise de peine et a demandé que cette demande du Procureur
soit spécifiée dans le protocole juridique.
Après l’interruption de trois quart d’heure commencent les débats
des avocats à la défense. Ainsi, ils n’ont eu que très peu de temps pour se
préparer.
Le premier discours est tenu par l’avocat de Lopatine – Maître
Outine. Voici le contenu approximatif de ce discours :
Messieurs les Juges ! On accuse Lopatine de sa soi-disant
appartenance à la communauté révolutionnaire, qui souhaitait par la force
renverser la pouvoir existant. Les actions de ce mouvement sont caractérisées par
des crimes abominables survenues le 1er mars 1881. Permettez-moi de vous
rappeler que dans tous les pays européens, l’accusé doit répondre pour les
crimes qu’il a commis personnellement. Jamais on ne l’accuse de faits commis
par d’autres personnes, surtout pour des crimes survenus à une autre époque.
Cependant, vous souhaitez appliquer à Lopatine la plus lourde des peines –
l’exécution. En réalité, on a pu voir que Lopatine n’avait aucune obligation
envers le Parti, car selon ses propres dires, il aimait trop sa liberté pour
dépendre de quelqu’un, même du Comité Exécutif. Pourtant, il ne nie pas avoir
beaucoup fait pour la Révolution, mais à la dilettante. Ensuite, Lopatine est
accusé du terrible crime qui est le meurtre de Soudeïkine. Je mettrai tout en
œuvre pour vous prouver son innocence. Comme vous avez pu le constater,
Messieurs les Juges, durant ce procès Lopatine a reconnu sa responsabilité pour
un tas de faits, même probablement ceux pour lesquels il n’y est pour rien,
tout cela pour aider ses camarades. Personne n’a le droit de supposer qu’il a
fait cela par insouciance ou par étourderie, car un homme de quarante ans comme
lui sait ce qu’il risque et qu’il met sa vie en jeu. Peut-être que dans
quelques jours… Non ! Je n’arrive pas à terminer cette phrase !
Malgré tout cela et en ayant conscience de sa situation, il ne craint pas la
mort et reconnait les faits qui lui sont reprochés au sujet de ses activités
révolutionnaires. Voilà pourquoi on devrait croire qu’il n’a rien à voir avec
le meurtre de Soudeïkine. Il n’a aucune raison de mentir, puisque les autres
accusations pèsent déjà très lourdement et qu’il risque déjà la peine de mort.
Je vais vous prouver maintenant par des faits, qu’il n’avait aucun devoir dans
le Parti et par conséquent il n’est pas responsable des faits qui lui sont reprochés
par le Procureur. En 1879 a eu lieu le rassemblement révolutionnaire à Lipetsk.
Est-ce que Lopatine y était présent ? Non, puisqu’il est prouvé qu’à cette
période-là il était enfermé dans la forteresse. Lopatine aurait-il participé
aux attaques du 1er mars ? Non, puisqu’à l’époque, il vivait à Tachkent.
Est-ce qu’au moins un seul témoin a évoqué la participation de Lopatine dans le
meurtre de Soudeïkine. Même Elko n’a pas osé l’affirmer. Il faut que je
m’exprime au sujet des témoignages de Rossi et du balayeur Demidov, car ce sont
ceux-là qui ont inculpé Lopatine. En parlant du premier témoin, je ne peux que
constater que son témoignage ne devrait pas être pris en considération, car
lui-même était le membre du Comité Exécutif et participait aux rassemblements
du 17-18 octobre 1883. Je vous rappelle qu’à cette période-là il a été décidé
d’éliminer Soudeïkine. Rossi était une figure principale du mouvement, mais une
fois arrêté, il a réalisé avec effroi le sort qui l’attendait et donc il a
commencé à balancer tout le monde, ceux qu’il connaissait bien et ceux qu’il ne
connaissait pas du tout, tout cela pour sauver sa peau. Si seulement Rossi
était parmi les accusés, alors Lopatine aurait pu être serein pour son avenir.
En le regardant droit dans les yeux il aurait pu lui dire : « Et
maintenant, répétez tout ce que vous avez dit à mon sujet » et qui sait
peut-être que Rossi rongé par les remords se serait jeté à genoux devant nous
en criant : « Lopatine n’est pas responsable ! » Mais Rossi
est absent au procès, nul ne sait où il se trouve et par conséquent on ne peut
pas vérifier la sincérité de son témoignage. En ce qui concerne le témoignage
du balayeur Demidov, nous avons tous vu que ses déclarations étaient tellement
confuses qu’elles ne pouvaient avoir aucune valeur juridique. Ainsi, j’espère
de tout mon cœur, que vous n’oserez pas appliquer l’art. 249 à Lopatine. Si
vous ne possédez pas de tels compétences, je vous prie de bien vouloir adresser
une requête à l’Etat en demandant d’alléger la peine de mon client.
Après le discours d’Outine, parle l’avocat de Yakubovich, Maître
Spasovich. Son discours a duré plus d’une heure. Il nous est impossible de le
retranscrire dans son intégralité. Pourtant son discours était souvent ponctué
par de l’humour, et quelques fois on a pu entendre des réflexions tellement
osées et courageuses que le Président de la Juridiction était contraint de
l’interrompre à deux reprises. Au sujet du 1er mars 1887, il a osé aborder ce
que l’enquête laissait sous silence. Il a commencé par dire que sur les bancs
des accusés il voit non pas 21 personnes mais 22 et que cette dernière personne
est celle à l’origine de la terrible cruauté du 1er mars 1887. Cette personne
serait la personnification de leur communauté secrète, leur idéologie. Ensuite,
il insinue que les lourdes peines ne font que renforcer la haine et donnent
également la force à ceux qui restent en liberté de ne pas abandonner la
bataille. De la même façon que l’on ne peut attribuer les revendications des
anciens leaders du Parti à ceux qui se trouvent actuellement sur les bancs des
accusés, car leurs opinions ont évolué. La période révolutionnaire du 1 mars
1881 au 1er mars 1887 peut être comparée au courant rapide de la rivière
montagneuse avec l’agrandissement de la longueur du lit, mais qui perd en même
temps sa profondeur. Les mouvements révolutionnaires accompagnent toujours le
progrès, ils sont difficilement séparables. De nombreuses personnes parmi nous,
vont vous répondre que la situation actuelle n’est pas normale et qu’ils
souhaiteraient des changements significatifs dans le pays, mais ce n’est pas
pour autant qu’on les traite de révolutionnaires. En parlant plus précisément
de son client, il le décrit non pas comme un activiste révolutionnaire, mais
comme un moraliste, une personne avec beaucoup de principes. Malheureusement,
ce discours talentueux n’a pas eu beaucoup d’utilité pour l’accusé, car Maître
Spasovich s’exprimait au nom de tous les accusés et pas spécifiquement en
avantage de Yakubovich. Une grande partie de son discours était consacrée aux
opinions de « la Narodnaïa Volia », du prolétariat et d’autres
affaires n’ayants pas de liens directs avec Yakubovich. Enfin, il lui restait
pratiquement plus de temps pour défendre Yakubovich, fatigué par la longueur de
son propre discours, Maître Spasovich conclue sa défense en disant que
l’affaire de Yakobovich est une affaire très complexe et qu’il est impossible
de la traiter en si peu de temps. Pour finir, il supplie les juges de ne pas
gâcher la vie de ce brave jeune.
Le juré Pavlinov dans son discours, apporte son regard sur
l’origine de l’art. 249, en rappelant que celui-ci a été introduit dans la
législation après l’insurrection des décabristes. Il estime que l’article ne
peut pas être appliqué à l‘affaire actuelle. Le parallèle qu’il a observé entre
Nicolas 1er et ses successeurs ne s’est pas avéré favorable à ces derniers.
Nicolas 1er, connu dans l’histoire pour son austérité envers les ennemis, était
tout de même moins cruel que son petit-fils vivant à l’aube du XXème siècle.
L’avocat de Franckle, Eschine et S Belauoussov, Maître Andreevsky
tentait d’expliquer que le mouvement révolutionnaire étant de plus en plus
grandissant, que bientôt, L’Etat ne sera pas matériellement en mesure
d’appliquer la peine de mort à tous les révolutionnaires. Les frères, les
sœurs, les proches et simples connaissances des révolutionnaires sont
considérés comme des personnes se trouvant entre ces deux catégories : les
citoyens respectables et les révolutionnaires. Ainsi, ils sont eux aussi punis
par la loi, envoyés en séjours forcés et condamnés aux travaux forcés,
statistiquement ils ne font qu’augmenter le nombre de révolutionnaires. On
devrait tout de même faire la distinction entre ceux qui sont totalement
conscients de ce qu’ils font et les autres, comme Eschine, qui cherchent
l’aventure et qui sont simplement attirés par l’atmosphère mystérieuse de
diverses réunions. La curiosité est le moteur principal de leurs démarches. Une
fois déçus par les fameux révolutionnaires ils tentent de fuir la communauté.
Par exemple, Eschine, était intrigué par le surnom de « Vassily Andreevich
Zaika[9], une fois qu’il l’a rencontré et
qu’il s’est rendu compte qu’il n’avait rien d’extraordinaire, il a été déçu de
lui et de tout le mouvement. Ensuite, il a vite rompu tous les liens avec les
activistes révolutionnaires. En conclusion de son discours, Maître Andreevsky
demande d’acquitter ses trois clients, car leur appartenance au Parti n’a pas
été prouvée et que les trois ans passés en prison sont une punition déjà
suffisante, d’autant plus que pendant ces années ils étaient placés à
l’isolement carcéral.
Maître Nichaev défendait les droits de Volny, Kouzine et
Lebedenko, son discours était tellement fade et inintéressant que
malheureusement nous n’avons pas grand-chose à retenir de sa défense. Tout le
contraire, de la défense de Maître Mironov, l’avocat de Soukhomline. Même s’il
n’a pas réussi à convaincre les juges de l’innocence de son client, il
essayait, néanmoins, à les sensibiliser par sa voix impressionnante qui
retentissait dans toute la salle. Son discours a été basé sur le fait que
l’accusation se tient seulement sur les diffamations de quelques personnes et
c’est insuffisant pour accuser quelqu’un de la peine de mort pour des « on
dit ». Il demande que la peine minimale soit appliquée. Enfin, les juges
devraient prendre en considération le fait que Soukhomline a déjà passé trois
ans en isolement dans la forteresse Pierre-et-Paul. Il fut arrêté presque au
lendemain de son mariage, il n’a pas pu être là à la naissance de son fils,
qu’il n’a pas pu voir presque jusqu’à la date du procès. Mais ce qui a joué en
faveur du sort de Soukhomline, ce fut son propre discours, son dernier mot a
été dit avec une telle énergie que même les juges ont eu un fort moment
d’hésitation.
L’avocat d’Elko s’est limité à un très court discours. Pour
défendre son client il n’avait qu’une chose à ajouter aux déclarations de
l’accusé, étant donné que celui-ci a pleinement reconnu ses torts il demande
que la peine minimale lui soit attribuée.
L’avocat de Kirsanov demande l’acquittement, car selon les
médecins il souffre d’une forme foudroyante de tuberculose pulmonaire et que
dans quelques mois il n’appartiendra à aucun tribunal sur terre, il demande aux
juges de laisser cet homme mourir en liberté. Cette demande n’a pas été prise
en considération.
Comme les avocats cités plus haut, les autres défenseurs ont tous
commencé leurs discours en protestant également contre l’accusation liée aux
événements du 1er mars 1881. En effet, les évènements du 1er mars 1881
remontaient en surface pour toutes les affaires politiques des dernières années
et les avocats devaient démontrer pour chaque accusé qu’ils n’avaient rien à
voir avec cette affaire.
Ayant refusé de prendre un avocat, Starodvorsky se défendait
lui-même. Il a expliqué aux juges, quels étaient les véritables rôles de Soudeïkine
et de Degaev. Encore, au cours de l’instruction judiciaire, il a demandé à ce
que le témoignage de Souvorov soit lu (le servant de Degaev), dans ce
témoignage on apprend que dans l’appartement que Soudeïkine louait avec
l’argent de l’État il recevait ses nombreuses maîtresses. Il évoque ce fait
juste pour caractériser la personnalité de celui-ci. Ensuite, selon Starodvorsky,
la maladie imaginaire de Soudeïkine après la mise en scène de la tentative
d’assassinat sur lui, Degaev à l’aide des agents de Soudeïkine devait
assassiner le comte Tolstoï. Ensuite, les tueurs ont prévu de fuir. C’est
ainsi, qu’on a proposé à Starodvorsky de participer au meurtre. Selon leur
plan, après la mort de Tolstoï, Soudeïkine se serait remis de sa maladie et
aurait trouvé les assassins qu’il aurait immédiatement envoyé mourir sur le
gibet, après, il aurait démissionné en
prétextant son extrême fatigue après l’attentat sur lui, mais il aurait mérité
entre temps le poste de Général. Après la démission de Soudeïkine, Degaev
aurait encore commis deux tentatives de meurtres sur Pleve et sur le Grand-duc
de Russie Vladimir[10]. Selon Soudeïkine, le Gouvernement en état de panique
aurait fait de nouveau appel à lui et il aurait accepté de collaborer en
demandant le même statut que Mikhaïl Loris-Melikov[11].
Degaev serait devenu Directeur du Département de Police et ensuite ils auraient
éliminé tous les révolutionnaires, même ceux qui se trouvaient à l’étranger,
car un piège leur serait tendu. Les derniers temps Soudeïkine faisait tellement
confiance à Degaev qu’il lui aurait confié beaucoup d’idées et de secrets. Il
venait le voir pratiquement tous les jours seuls, sans être accompagné. L’imprimerie
de Saint-Pétersbourg existait avec l’accord de Soudeïkine qui corrigeait
lui-même les articles publiés dans « la Narodnaïa Volia ». Degaev
touchait 300 roubles de salaire, sans compter les frais exceptionnels pour
chaque déplacement en Russie à hauteur de 500 roubles et jusqu’à 2000 roubles
pour les déplacements à l’étranger. Les faux passeports étaient des documents
authentiques, c’est par cette source que Starodvorsky a réussi à obtenir le
passeport au nom de Savitsky, celui qui a miraculeusement disparu du
Département de Police. Tous ces faits se sont révélés au cours de
l’investigation. Auparavant, les
révolutionnaires ignoraient complètement ce double jeu. Starodvorsky ignorait
également qu’il devait être la première victime de la vanité de Soudeïkine.
Mais le cœur du minable Degaev a tremblé au moment décisif face aux ambitieux
projets de Soudeïkine, il a aussi remarqué que le Parti révolutionnaire
commence à le soupçonner. Voilà pourquoi, au moment du fictif attentat sur la
vie de Soudeïkine, Degaev a décidé de le tuer lui-même, pour pouvoir ensuite
supplier le pardon du Comité Exécutif. Ensuite, Starodvorsky explique qu’il est
rentré dans le Parti, après avoir lu la lettre du Comité Exécutif adressée à
Alexandre III. Ce qui l’a poussé à
intégrer le Parti c’est son devoir en tant que membre du groupe militant du sud
de la Russie, il souhaitait ainsi participer à toutes les actions terroristes
que le Comité considérait comme nécessaires. C’est pour cette raison que
Starodvorsky a accepté sa participation au meurtre de Soudeïkine, d’autant plus
que ce dernier a beaucoup nui au Parti révolutionnaire. L’accusé reste persuadé
qu’il ne s’agissait pas d’un meurtre, mais d’une exécution bien méritée. En
évoquant les articles de loi, il demande à être jugé non pas selon l’art 249,
pour un crime politique, mais pour un crime pénal. Il ajoute :
« Après tout, depuis bien longtemps j’ai accepté l’approche inéluctable de
la mort. J’ai toujours été convaincu qu’il faut payer ses dettes. » Le
discours de Starodvorsky était clair et désintéressé, comme s’il était
l’effigie du devoir et de la justice. Le Président de la Juridiction a tout de
même essayé de l’interrompre a deux reprises, mais ensuite il lâcha l’affaire
puisque la libre expression est bien et bel le droit de la défense.
Starodvorsky a refusé le dernier mot, d’ailleurs comme de nombreux
accusés, à part les suivants : Lopatine, Soukhomline, Yakubovich,
Konachevich et Elko.
Le dernier mot de Lopatine :
« Messieurs les Juges, il fut un temps où une salle de
Tribunal était le seul endroit où retentissait la parole libre, où les
personnes allant à la mort s’exprimaient sans peur et pouvaient critiquer
librement le Pouvoir en place. Malheureusement, cette époque est révolue à
jamais. Aujourd’hui, il n’y a plus aucun sens de s’enflammer dans des débats
afin de trouver la Vérité. On attend le jugement pendant des années derrière
les barreaux et en réalité c’est derrière les barreaux que nous sommes jugés et
où nous prononçons notre dernier mot. Nous savons qu’aucun cœur ne sera
attendri par notre histoire et que notre dernière parole mourra sans laisser de
traces dans la froideur de cette salle. Messieurs les juges du Tribunal
militaire, ne m’en voulez pas pour ce que je vais dire maintenant, mais pour
moi vous n’êtes pas des juges légitimes de mon affaire. Vous êtes les
représentants de la partie intéressée et par conséquent vous ne pouvez pas
avoir un regard objectif et impartial. Mais j’ai la foi ! Elle me permet
dans les moments les plus difficiles de me dire, qu’au-dessus de nous il existe
le Jugement dernier où nous tous serions jugés et une sentence Divine sera
rendue. Le Procès d’aujourd’hui n’est qu’une partie de l’Histoire. C’est pour
cette raison que je n’ai envie ni de me défendre, ni de vous expliquer le
véritable sens et l’intérêt de ce que j’ai fait. Je vous expliquerai seulement
pourquoi au cours de l’enquête judiciaire je n’ai pas avoué être membre du
Parti « Narodnaïa Volia » et agent officiel du Comité Exécutif.
Maintenant je vous réponds honnêtement : oui, je fus son agent. Pourtant,
je ne vous ai pas menti en disant que dans le respect de ma propre nature il
m’était difficile de prendre en charge les responsabilités qui limitaient ma
liberté dans la cadre d’un objectif et d’un programme auquel je devais m’y
tenir. Mais grâce à ma réputation quelques concessions m’ont été accordées.
Alors pourquoi donc je ne voulais pas avouer être membre du Parti « Narodnaïa
Volia » ? Je ne voulais pas qu’au cours de l’enquête ma libre parole soit
entravée, autrement je n’aurais jamais pu dire tout ce que je souhaitais.
Ensuite, Messieurs les Juges, vous devez comprendre que la fierté de mon
irréprochable passé a été terriblement abaissée par cet échec honteux. Oui,
évidemment je parle de ces malencontreuses adresses. Avec mes propres mains,
j’ai détruit ce que j’ai créé. Cette défaite fut insupportable pour moi et j’ai
réussi à me racheter qu’en partie. Je ne pouvais pas…je n’avais pas le courage
de reconnaître que je faisais partie du Comité Exécutif. Maintenant, que j’en
ai peut-être plus pour longtemps je vous fais cet aveu. Il m’est complètement
indifférent que vous me considéreriez comme un des participants au meurtre de Soudeïkine :
peut-être que je l’ai été ou peut-être pas ? Ceci est l’affaire de votre
propre conscience, Messieurs les Juges ! Quoiqu’il’ en soit on peut sans
aucun doute me qualifier moralement responsable. Je ne regrette pas ce que j’ai
fait, je regrette seulement de ne pas avoir fait assez. Je ne compte pas
demander miséricorde et j’espère mourir aussi dignement que j’ai vécu. »
Dans son dernier mot, Soukhomline a souhaité revenir sur la
conclusion du Procureur qui a qualifié « les déclarations d’Elko au sujet
de la participation de Soukhomline dans le Comité Exécutif justifiées par la
déclaration de S. Ivanov ». Soukhomline attire alors l’attention des juges
sur le témoignage du Docteur Tchetchiott, qui a attesté qu’après l’arrestation
que l’état mental d’Ivanov était très altéré et qu’il était facile de forcer
ses confidences. Effectivement, Ivanov me connaissait, comme il connaissait
certainement les noms de Lopatine et de Salova. Dans l’état dans lequel il se
trouvait, il aurait suffi de lui demander : « En vous rendant à
Saint-Pétersbourg aviez-vous l’intention de rencontrer Soukhomline ?
Lopatine ? Salova ? –
« Oui, c’est vrai ! ». Et voilà la déclaration est faite !
Ensuite, il suffisait juste d’établir un rapprochement avec la déclaration
d’Elko et c’est fait ; Soukhomline est un homme mort. Le Procureur a
réussi à trouver un troisième nom dans le Comité Exécutif. La tentation pour
que ce nom soit le mien était bien trop forte. Pour toutes ces raisons,
Messieurs les Juges, je déclare haut et fort que quelqu’un a orchestré tout
ça ». Soukhomline faisait allusion à Kotliarovsky qui se trouvait sur le
banc de la partie civile. En conclusion de son dernier mot il ajouta avec
beaucoup d’émotion : « Comprenez-vous qu’avec cette accusation vous
m’assassinez ! Mais sachez que même si je serai pendu, je ne serai pas
pour autant responsable des faits qui me sont reprochés ».
Le discours de Yakubovich fut long et apparemment en partie
improvisé. Il le termine ainsi : « Messieurs les Juges, si toutefois vous
décidez d’appliquer l’art. 249 pour moi, je vous demande qu’une seule chose, ne
mêlez pas mon nom aux sales affaires du terrorisme agricole et industriel. Je
n’ai jamais envisagé de tels actes. J’insiste qu’au cours de l’audience, il a
été démontré que le « Jeune parti » n’a jamais voulu rentrer dans le système de
terreur, de massacre ou de guerre contre la société actuelle. En ce qui me
concerne personnellement, j’étais vraiment membre du « Jeune Parti » au cours
de deux premiers stades de son développement, à cette époque même le nom « le
Jeune Parti » n’existait pas et la problématique du terrorisme agricole et
industriel n’était pas à son point culminant. En effet, j’ai participé à la
création de « l’Union de la Jeunesse » du parti « Narodnaïa Volia », ainsi
qu’aux querelles du février-mars 1884, mais uniquement pour des raisons de
morale et au sujet de Degaev. En revanche, vous n’avez aucune preuve
matérielle, aucun témoignage de mon implication dans la troisième phase du
développement du « Jeune Parti » c’est-à-dire de mon implication dans la
terreur agricole. Pourquoi refusez-vous de me croire ? Il est vrai qu’à
l’époque, je souhaitais me consacrer à une plus large diffusion de la
propagande de l’idéologie socialiste dans le peuple, mais pas à la manière du
Comité Exécutif. En ce qui concerne le terrorisme, je pouvais l’admettre dans
les cas vraiment exceptionnels et uniquement dans le secteur industriel où les
cas de l’abus des fabricants étaient trop flagrants. En fin de compte, on
attribue à Yakubovich les deux formes de terrorisme, car dans l’acte
d’accusation les deux termes sont confondus et ne peuvent être modifiés.
Dans son dernier mot, Konachevich déclare que s’il refusait sa
participation au mouvement révolutionnaire, c’était uniquement dans le but de
démontrer la vérité, mais cette circonstance ne diminue pas sa culpabilité. Il
ne demande pas la miséricorde et il ne la souhaite pas, car la mort brutale est
bien plus agréable pour lui qu’une éternelle incarcération à l’isolement, car
son esprit n’est pas développé au point d’être capable de vivre toute une vie
avec son monde intérieur.
Lors de son dernier mot, Elko a peu
parlé et quand il a commencé par son habitude à blâmer ses camarades, le
Président de le Juridiction l’a interrompu. En conclusion, il demande la grâce
de l’État, car il a reconnu ses torts depuis longtemps et qu’il n’a plus rien à
voir avec les révolutionnaires. A part Elko, trois autres révolutionnaires ont
demandé la grâce : Popov, Geyer et Kirsanov.
A la fin de cette procédure, le 3 juin
à midi, les juges quittent la salle de l’audience pour la réunion au cours de
laquelle seront décidés les chefs d’accusation, ainsi que les décisions
pénales. Les accusés sont alors conduits dans leurs cellules et les avocats
sont convoqués pour 18h00. Peu avant l’heure décisive, on annonce que le
Tribunal ne pourra pas se réunir avant 22h00. Ensuite, on décale à nouveau pour
minuit. Vu l’heure tardive, plusieurs avocats ont refusé à se présenter et ont
décidé entre quelques-uns parmi eux lesquels seront là pour écouter le verdict.
Malgré cela, même à deux heures du matin, les juges étaient toujours absents.
Même les gendarmes commençaient à perdre la patience et plaisanter en disant
que les juges sont probablement en train de dormir paisiblement, puisque le
verdict était déjà plus au moins connu de tous avant même que le Tribunal ait
lieu, que tous les délais d’ajournement ne sont qu’une mascarade pour donner
l’illusion de la bonne foi de la Juridiction. Le contraire a fait surface ne
serait-ce quand Soukhomline et son avocat ont démontré, grâce à un pourvoi en
cassation que l’accusation en première instance l’inculpant de vivre sous une
fausse identité ne tenait pas debout, d’autant plus qu’elle n’était même pas dans
l’acte d’accusation. Finalement et avec beaucoup d’efforts ils ont réussi à
obtenir l’acquittement sur cette accusation. Le Tribunal se justifia donc en
disant que les amis de Soukhomline l’appelaient soit Yvan Andreevich, soit
Komar et non par son vrai nom Vassily Andreevich. Toutefois, les juges ont
reconnu que cet argument était dénué de tout fondement et ont abandonné
l’accusation dans sa forme initiale lors de la prononciation du verdict.
C’est vers 3 heures du matin, le 4 juin que le Tribunal a pu se
réunir. Le Président de la juridiction a demandé d’appeler les accusés. La
table des juges couverte par une nappe rouge sur laquelle les chandeliers
allumés étaient contrastés par la lumière du jour qui se faisait de plus en
plus présente donnait nous plongeait dans une atmosphère d’une procédure
inquisitoire du Moyen âge, d’autant plus que la salle était pratiquement vide,
à part les gendarmes et les juges personne n’a résisté à la fatigue. Quand, les
accusés ont été amenés dans la salle, leurs visages étaient détendus, ils
attendaient sans peur la décision de la justice. Un silence de mort s’est
installé. Tous les accusés attendaient debout l’ordre du Président de la
juridiction ; ils avaient l’air complètement détachés, comme si cela ne
les concernait pas directement. Seul le traître Elko n’était pas serein. Le
président de la juridiction, le Général Tsemirov commença d’abord la lecture
des chefs d’inculpation et ensuite les décisions pénales au sujet de Lopatine,
Salova, Soukhomline, Ivanov, Yakubovich, Starodvorsky, Konachevich,
Dobrouskina, Elko, Antonovich, Volny, Kouzine, Livandine, Geyer. Contre ces
personnes la déchéance des droits civils et la mise à mort par pendaison
avaient été demandés. Eschine et A. Belauoussov ont été déchus des droits
civils et envoyés au bagne pour 4 ans, Kirsanov à une peine d’emprisonnement de
4 mois. Les accusés S. Belauoussov, Frankle, et Lebedenko ont été acquittés.
Ensuite, il est précisé que dans la décision pénale, le Tribunal saisit la
procédure de réhabilitation en substituant la peine de mort par la détention au
bagne pour : Soukhomline et Volny de 15 ans ; Kouzine – 12 ans ; Dobrouskina –
8 ans ; Elko et Geyer – 4 ans ; A. Belauoussov remplacement du bagne par les
travaux forcés très éloignés et à Eschine, Popov et Livandine par des travaux
forcés moyennement éloignés en Sibérie. A la fin de la lecture du jugement, le
Président de la juridiction a déclaré que le rapport final sera annoncé le 7
juin et qu’à partir de cette date-là les accusés auront 24 heures pour formuler
leurs pourvois en cassation.
Le lundi 7 juin à 10 heures tous les accusés ont été introduits
dans la salle du Tribunal pour la dernière fois. On lit à nouveau le verdict du
Tribunal qui est resté inchangé, suite à cela les accusés ont commencé à
échanger leurs adieux entre eux, ce fut un moment très émouvant, malgré la
volonté des gendarmes de les empêcher. Les condamnés à la peine de mort ont été
immédiatement conduits en direction des carrosses qui devaient les conduire
vers la forteresse Pierre et Paul où ils vont devoir attendre encore deux
semaines l’exécution de la peine. Sur la décision de l’Empereur, la peine de
mort a été remplacée par l’emprisonnement à perpétuité dans la forteresse de Chlisselbourg[12]
pour Lopatine, Starodvorsky, Konachevich, S. Ivanov et Antonov ; 20 ans de
bagne pour Salova et 18 ans pour Yakubovich.
Le grand nombre d’accusés à la peine de mort s’explique d’une part
par la volonté de démontrer le bon côté du Monarque, car il donne sa Grâce à
tant de personnes en replaçant la peine de mort par des condamnations plus
légères, mais d’autre part par le fait que depuis le 1er mars 1881, le Tribunal
militaire a décidé que tous les prisonniers politiques inculpés par le Tribunal
militaire nonobstant de la gravité de leurs actes et uniquement pour leur
appartenance au Parti de la « Narodnaïa Volia »
(ci cela a bien été prouvé), la peine de mort sera automatiquement
appliqué avec la possibilité pour le Tribunal de formuler la requête de
réhabilitation en substituant la peine de mort par une peine plus légère.
L’objectif de cette mesure n’étant pas de dissuader les révolutionnaires, mais
de donner la bonne image au Tsar qui distribue un important nombre de
miséricordes, en substituant la peine de mort par l’emprisonnement à
perpétuité.
On considère qu’il est important d’ajouter que les condamnés ont
été envoyés aux travaux forcés avec les boulets de forçats, soit disant car un
nouvel arrêt le préconise. Mais comment
expliquer que ceux qui ont été acquittés sont arrivés dans leurs villes avec
les menottes aux mains. Ceci reste incompréhensible ! !
[1] Narodnaïa
Volia (en russe : Народная воля ; en français : « Volonté du Peuple » ou «
Liberté du Peuple ») est une organisation anarchiste terroriste russe de la fin
du XIXe siècle responsable de plusieurs attentats à la bombe, dont l’assassinat
de l’empereur Alexandre II le 1er mars 1881 (13 mars 1881 dans le calendrier
grégorien).
[2] NDT : Ukraine
[3] NDT : Biélorussie
[4] NDT : Tartu en Estonie
[5] NDT :
lunettes avec les vitres teintées
[6]
A ce propos il existe deux
opinions ; certains considèrent que Rossi a été embauché dans le
Département de la Police, alors que les autres pensent qu’il a été martyrisé
jusqu’à la mort et que c’est dans un état inconscient qu’on a réussi à lui
soustraire des informations nécessaires. On dit que son cadavre a été tout de
même rendu à ses parents et qu’ils ont pu l’enterrer avec leurs propres moyens.
[7]
N.dT : moustique
[8] N.d.T :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Zemski_sobor
[9] N.d.t Le
Bègue
[10] (https://fr.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Alexandrovitch_de_Russie).
[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mikha%C3%AFl_Loris-Melikov
[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/Chlisselbourg